Grossophobie et normes de poids dans les enseignements de SVT

Écrit par : Alexandre Magot
Publication initiale :
28 octobre 2020

Sur ce site sur le même thème :

Grossophobie, profs de sport et galère, témoignage Anonyme, 2020
Présentation du livre « Gros » n’est pas un gros mot. Chronique d’une discrimination ordinaire, de Daria Marx et Eva Perez-Bello 
– Activité (niveau collège) : En finir avec la grossophobie  

Dans le cadre d'une indispensable éducation à la santé, les questions relatives à l'alimentation et à l'équilibre alimentaire reviennent dans les programmes de chacun des cycles.
Peu encadré par un programme qui reste très vague sur le sujet, cet enseignement se trouve parfois basé sur une approche ou des ressources très problématiques. Elles participent souvent clairement à ancrer des normes de poids que cette partie de programme devrait au contraire déconstruire, et à véhiculer des stéréotypes grossophobes en transmettant une stigmatisation de l'obésité – si ce n'est une stigmatisation des personnes obèses –, plutôt qu'une réelle éducation à la santé.

1- Les écueils à éviter

a- Omniprésence de la norme et invisibilisation de toute variation

Comme c'est le cas pour de nombreuses autres oppressions, les ressources utilisées pour enseigner les notions relatives à l'alimentation humaine participent largement à ancrer des normes de poids dans les représentations des élèves.
Le premier mécanisme en jeu est celui de l'omniprésence de ces normes dans les représentations humaines utilisées, et de ce fait l'invisibilisation de tout écart à ces normes. Dans les manuels scolaires actuels par exemple, toutes les photographies ou illustrations d’êtres humains représentent, à l’exception des illustrations de l’obésité, les normes de poids actuellement en vigueur en France. Elles font alors écho aux normes de beauté, en particulier féminine (la France est le pays d’Europe où la minceur est la plus valorisée). On ne compte aucune exception dans aucun des manuels scolaires actuels, qu’ils soient de collège ou de lycée.
Pourtant, à de nombreuses occasions figurent par exemple des représentations d'élèves ou de personnes qu'on pourrait qualifier de « lambda ». Est-il nécessaire de le préciser : un·e élève lambda, un humain lambda, peut être une personne grosse (en plus d'être une femme, une personne racisée, une personne en situation de handicap, etc.).
Par toutes ces représentations humaines uniformes, nos cours participent à créer une représentation de la « normalité ». Toute variation à cette norme sera alors d'autant plus facilement sujette à la stigmatisation qu'elle aura été mécaniquement associée à une « anormalité ».
Ces ressources excluent également les personnes grosses de toute possibilité d’identification. Or c’est un processus fondamental pour se construire comme individu et pour motiver les apprentissages.

b- Déshumanisation des personnes grosses

Finalement les rares représentations de personnes ne répondant pas aux normes de poids actuelles sont systématiquement et uniquement présentes dans des chapitres liés à l’alimentation, et le sont précisément pour illustrer l'obésité. Dans le monde des manuels scolaires ne semblent exister ni médecin gros·se, ni élève gros·se, ni scientifique gros·se… on ne peut être que « gros·se », réduit·es à cette caractéristique. On retire aux personnes non minces toute humanité, toute complexité. Les personnes obèses semblent réduites à représenter l’obésité.

c- Utilisation des personnes obèses comme épouvantails

Par ailleurs, trop souvent les représentations utilisées en classe – sur ce point notons que les derniers manuels scolaires parus se sont très nettement améliorés – montrent parfois les personnes grosses de manière stéréotypée et très stigmatisante (d’autant plus qu’elles ne sont compensées par aucun autre type de représentation) : vautrées dans un canapé, un paquet de chips dans une main, une télécommande dans l'autre.
Les personnes grosses sont ainsi régulièrement utilisées comme figures d’épouvantail. Il s’agit d’utiliser leur image de manière négative, stigmatisante (souvent couplée à un code couleur rouge évoquant le danger) pour inspirer une réaction de rejet chez les élèves.
Au lieu de centrer le message sur la santé, celui-ci pourrait se réduire parfois à un « ne soyez pas gros·se », voire « c’est mal d’être gros·se », dévoyant l’objectif d’éducation à la santé et réalisant une sensibilisation à l’équilibre alimentaire au détriment des personnes ne répondant pas aux normes de poids.

Or culpabiliser les personnes grosses ne les fera pas maigrir, si tant est qu’elles en aient besoin. Se révèle alors bel et bien le fond du problème : ces cours ne sont pas faits pour les personnes concernées. Elles sont destinées uniquement aux personnes déjà dans la norme. Et ces cours non seulement excluent les personnes gros·ses, mais construisent un discours qui leur est dommageable.

d- Culpabilisation des personnes ne répondant pas aux normes de poids et absence de perspective sociale critique

Si l’on comprend bien que les représentations telles que décrites précédemment sont destinées à faire le lien entre sédentarité, alimentation déséquilibrée et obésité, ces représentations non seulement construisent et entretiennent un regard négatif sur l’obésité, mais elles culpabilisent les personnes concernées en leur en faisant porter l’entière responsabilité.
Depuis les nouveaux programmes, les manuels scolaires ont nettement évolué en prenant en compte le fait que l’obésité est un phénomène plurifactoriel. En cycle 4 comme au lycée, l’accent est dorénavant mis sur les facteurs génétiques, et sur l’importance du microbiote intestinal. L’angle n’est donc plus celui du seul comportement individuel.
Cela dit, on observe que les causes de l’obésité restent encore et toujours associées à l’individu. Si une personne est obèse, c’est pour des raisons individuelles, qu'il s'agisse de son comportement (manque de sport, alimentation riche, sédentarité), et/ou de sa biologie (facteurs génétiques, microbiote intestinal, causes hormonales…).
Jamais les causes sociales de l’obésité ne sont évoquées : pauvreté, harcèlement, violences (sexuelles notamment), facteurs psychologiques… Or il s’agit de facteurs prédisposant très nettement à l’obésité. Comme le précise Daria Marx, co-autrice de « Gros » n'est pas un gros mot et cofondatrice du collectif Gras Politique, « plus de 60 % des obèses ont des troubles du comportement alimentaire (TCA). Plus de la moitié des gens qui ont des TCA ont subi des traumas intenses dans l'enfance ». 
La grossophobie et les normes de poids sont d’ailleurs elles-mêmes responsables d’une partie des TCA, entraînant une observation continue et jugeante de son corps et de celui des autres, une mauvaise image et estime de soi.

2 – Quelques pistes pour des enseignements moins normatifs

a- Se recentrer sur les objectifs de l’éducation à la santé

Il convient donc de (re)penser la manière dont nos enseignements peuvent participer à la sensibilisation. Le point essentiel semble être finalement de ne pas perdre de vue les objectifs à atteindre, ceux qui sont précisément définis dans les programmes officiels : il s’agit de faire de l’éducation à la santé. Et non de la lutte contre l’obésité.
Or qu’on se le dise : même si l’obésité est associée à différents facteurs de risques (diabète de type 2, maladies cardiovasculaires), on peut tout à fait être gros·se et en bonne santé, et inversement être mince, et avoir les artères tapissées de plaques d’athérome…
En se centrant sur l’obésité, on oublie parfois l’essentiel : la santé.
Ainsi une personne ayant une maigreur constitutionnelle pourrait avoir tendance à négliger son équilibre alimentaire et prendre des risques en termes de santé.
À l’inverse, une personne grosse et en bonne santé pourrait être amenée à se mettre en danger (en termes de santé physique autant que psychologique) en cherchant coûte que coûte à maigrir.

b- Diversifier nos représentations

Comme précisé en première partie, les normes de poids ne se construisent pas uniquement dans les chapitres liés à l’alimentation, mais bien tout au long de nos enseignements par l’omniprésence des représentations normées et l’absence totale de variation vis-à-vis de ces normes.
Lutter contre les représentations normatives se fait en relevant et en questionnant explicitement cette omniprésence (reproduite de manière inconsciente), mais également en considérant la variété de formes des corps comme étant normale. On peut par exemple utiliser des représentations de corps en dehors des normes dans des contextes où les normes ne sont pas le sujet. Il pourra par exemple s’agir d’une image d’élève gros·se utilisant un microscope, ou étudiant un affleurement, d’un·e médecin ou d’un·e scientifique gros·se, etc.

c – Travailler le curriculum caché

Étant donné l’omniprésence et la violence de la grossophobie, particulièrement à l’école, il est fondamental de considérer les thèmes liés à l’alimentation comme particulièrement sensibles.
On voit l’importance d’être tout particulièrement attentif·ve aux termes et aux illustrations choisies et celles que l’on écarte, à l’approche, à l’angle que l’on va développer. C’est-à-dire d’avoir non seulement à l’esprit le curriculum explicite, celui décrit par le BO, mais de travailler de manière approfondie le curriculum caché. Si ce processus est bien évidemment valable quelle que soit la notion traitée, il l’est tout particulièrement ici.

d- Ne pas faire travailler les élèves sur leur cas particulier

Puisqu’il s’agit de sensibiliser les élèves à l’équilibre alimentaire, la tentation est grande de les faire travailler sur leurs propres habitudes alimentaires et de les amener à un regard critique sur elles et eux-mêmes. C’est oublier que les élèves sortant des normes de poids sont déjà systématiquement, quotidiennement, ramené·es à leur poids. Qu’il ne se passe pas un repas pris « naturellement », sans avoir à subir le regard des autres et le sien.
C’est aussi ramener, comme précisé auparavant, l’équilibre alimentaire à la seule responsabilité individuelle. Oubliant que les choix effectués en termes d’alimentation ne sont pas forcément simples, et peuvent relever de troubles du comportement alimentaire comme des revenus de la famille.
C’est pourquoi il est fondamental de ne pas faire travailler les élèves sur leur propre cas, mais d’effectuer la sensibilisation à partir de cas généraux, d’exemples types.
Nous développerons ici 2 exemples :

– la notion d’IMC

Dans les chapitres liés à l’équilibre alimentaire, il est courant de s’appuyer sur la notion d’IMC (Indice de Masse Corporelle), voire d’en faire faire le calcul aux élèves.
Cette approche est particulièrement problématique car :
– Elle est stigmatisante : les élèves, comme avec leurs notes, vont – et ce même si on leur demande de ne pas le faire – comparer les valeurs obtenues. Les élèves sortant des normes pourront se sentir stigmatisé·es, ressentir plus encore le regard des autres, etc.
– Elle est violente : par les termes employés quelquefois (on peut facilement imaginer ce que pourrait ressentir un·e élève se voyant attribuer une obésité « morbide » ou une « dénutrition » comme on peut le voir dans certaines ressources) ou du fait de ramener un·e élève obèse à une obésité à laquelle iel est déjà ramené·e trop souvent.
– Elle ne donne aucune indication de l’état de santé des individus. L’IMC est un indice qui n’a de valeur que statistique. Le faire calculer aux élèves n’a pas grand sens et pose problème dans la mesure où les élèves en tireront des interprétations qui ne correspondent pas forcément à leur état de santé réel. 
Si l’IMC peut avoir un intérêt épidémiologique, il est typiquement grossophobe (car associé à une vision stéréotypée et normative de la masse corporelle) quand il est utilisé à l’échelle de l'individu.

– lister les aliments consommés pendant la journée/semaine

Une activité récurrente en SVT consiste à faire travailler les élèves en leur faisant lister les aliments ingérés pendant une journée entière afin de travailler sur la notion d’équilibre alimentaire.
Concernant cette activité classique, ce témoignage reçu par SVT Égalité donne une idée assez précise des problèmes associés :

« Je me rappelle avoir dû, en 5e ou en 4e, noter tout ce que je mangeais sur une journée. […] On avait rentré nos données dans un logiciel. Par contre je ne me rappelle plus la finalité, probablement nous dire qu’on ne mangeait pas équilibré ou qu’on mangeait trop […] ça avait été très gênant à l’époque. Je n’assumais absolument pas mon poids, ni ce que je mangeais. J’avais déjà eu des remarques d’autres élèves à ce sujet. Donc devoir noter mes repas c’était déjà très compliqué (un bon déclencheur de TCA), mais alors en plus avoir à reporter les données en classe, quand tout le monde pouvait regarder l’écran… Bref, plus j’y repense, plus ça me scandalise. »

e- Inclure systématiquement une séance (discussion, activité) de lutte contre les normes de poids et la grossophobie

Enfin, et même si ce n’est pas demandé explicitement par le programme (cela relève cependant pleinement de nos missions) il semble important d’inclure dans toute séquence où il est question d'alimentation au moins un texte/document ou activité permettant de lutter contre la grossophobie (voir un exemple d’activité utilisée en 6e En finir avec la grossophobie). Nous sommes éducatrice·teurs, et notre mission vis-à-vis des élèves ne se limite pas à la transmission des notions du BO. Il est donc capital de ne pas reléguer ces sujets à des heures de vie de classe, mais de nous les approprier en SVT.
Sur d’autres sujets « sensibles », cet aspect est devenu une évidence : les chapitres relatifs à la sexualité sont souvent (et presque systématiquement concernant les manuels scolaires) l’occasion d’une sensibilisation contre l’homophobie. L’alimentation devrait également être l’occasion à saisir pour lutter contre la grossophobie.

f- Avoir une approche de critique de la norme

Les discriminations sont souvent vues uniquement sous le prisme des rapports interpersonnels et non d’un point de vue systémique. Le sexisme est ainsi souvent vu comme une « haine anti-femmes », confondue avec la misogynie, et non comme un système organisant la société et intériorisé. Se concentrer sur la haine anti-femmes empêche donc de se saisir des discriminations systémiques, observables à l’échelle de la société, et des discriminations « invisibles » (pour qui n’est pas concerné), d’un sexisme « bienveillant ».
De la même façon concernant la grossophobie, il sera important de ne pas la réduire à la haine anti-gros·se. La grossophobie ne se limite pas à une violence explicite contre les personnes gros·ses, elle irrigue toute une société normative, pensée par et adaptée à des personnes minces. Adopter une pédagogie critique de la norme, amener les élèves à prendre conscience de l’ensemble des difficultés vécues par les personnes grosses au sein de la société pourra permettre une conscientisation et une sensibilisation contre la grossophobie bien plus large que la seule « haine anti-gros·se », et permettra que bien plus d’élèves puissent se sentir concerné·es comme auteur·trice ou témoin de situations de discrimination. Cela permet aussi de contribuer à libérer tout le monde, en particulier les personnes socialisées comme filles, de l’obsession de la minceur promue par notre société.

g- ne pas attendre d’avoir un·e élève concerné·e ou explicitant son malaise pour adapter nos enseignements

Enfin, à l’instar de tous les sujets sensibles et touchant à des oppressions, il est fondamental que nous n’attendions pas qu’un·e élève exprime explicitement un malaise vis-à-vis de ce sujet, ou que l’on identifie un·e élève comme concerné·e pour le traiter de manière appropriée et « adapter » notre discours. La stigmatisation produit la honte et l’insécurité, des sentiments de nature à encourager davantage à se cacher et à se taire qu’à s’exposer et à risquer de recevoir plus de violence.
Nos enseignements participent en effet à forger le regard de nos élèves, et donc leur comportement, vis-à-vis des personnes grosses. Or nos élèves sont d’éventuel·les futur·es personnes grosses, parents d’enfants concerné·es par l’obésité, futur·es praticien·nes de santé, etc. L’éducation ayant pour objectif la mise en œuvre d’un projet de société, à nous de participer à ce qu’il ne soit pas grossophobe.