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Implant cochléaire et normes entendantes
Pour une pédagogie critique du handicap

Écrit par : Alexandre Magot
Publication initiale : 02/02/2022

Le programme d’enseignement scientifique de première comporte une partie appelée « Son et musique, porteurs d’information » qui peut amener à évoquer le thème des implants cochléaires.

Mais dans la plupart des cas, ces implants ne sont absolument pas mis en perspective et sont décrits, sans nuance, comme une avancée exceptionnelle. C’est d’ailleurs le cas de la seule ressource proposée sur Éduscol, à savoir un article du Figaro.

Pourtant, cette technologie soulève un certain nombre de questions éthiques. Il s’agit d’un sujet complexe, qui fait nettement débat, et une partie de la communauté sourde s’oppose d’ailleurs au recours systématique à ces techniques. Cette partie du programme peut donc être l’occasion d’aborder ce problème, de questionner notre regard sur le handicap, et de discuter des modalités d’inclusion au sein de la société.
Une séance sur ce thème s’inscrit tout à fait à la demande des programmes, dans lesquels est précisé en préambule un des objectifs de l’enseignement scientifique :
« […] l’être humain dispose des outils intellectuels nécessaires pour devenir un acteur conscient et responsable de la relation au monde et de la transformation des sociétés. L’approche scientifique nourrit le jugement critique et rencontre des préoccupations d’ordre éthique. Ainsi, c’est de façon rationnellement éclairée que chacun doit être en mesure de participer à la prise de décisions, individuelles et collectives, locales ou globales. »

1- Les implants cochléaires

Les implants cochléaires sont des dispositifs destinés aux personnes ayant une surdité profonde, soit ayant perdu l’audition des suites d’un traumatisme, soit étant sourdes de naissance. Il ne s’agit pas comme pour un appareil auditif d’amplifier les sons pour une personne malentendante, mais bien de se substituer à l’ensemble de la chaîne de captation/transmission des sons (oreille externe, moyenne et interne) et d’aller générer une stimulation du nerf auditif.

(source image)

Concrètement, la mise en place d’un implant cochléaire consiste à positionner un ensemble de microphones et processeur derrière l’oreille qui capte les sons de l’environnement, les filtre, et les convertis pour les transmettre à un récepteur implanté sous la peau à l’arrière de l’oreille. Le message est alors traduit en impulsions électriques conduites directement à l’intérieur de la cochlée par une électrode, permettant ainsi de stimuler le nerf auditif qui transmettra les informations au cerveau.

Il convient de bien comprendre que les résultats d’une telle opération est bien loin de l’image théorique qu’on peut en avoir. Car si la pose d’un implant permet au cerveau de recevoir des informations sensorielles, il s’agit d’un bruit qu’il faudra apprendre à interpréter. Cela relève d’un apprentissage long, particulièrement fastidieux, aux aboutissements variables mais qui, en aucun cas, ne permet d’entendre de la même manière qu’une personne entendante.

2- Personne handicapée VS personne en situation de handicap. Compensation VS accessibilité

L’exemple de l’implant cochléaire peut donner lieu à une discussion avec les élèves quant aux modalités de l’inclusion et de la place des normes dans notre société. À cette occasion, un documentaire, disponible sur Internet, peut se révéler très utile : Ces sourds qui abandonnent leur implant, réalisé par Stéphane Brasey pour la Radio Télévision Suisse en 2015.

(Cliquer sur l'image pour accéder au film)


Dans la première partie du film (les 20 premières minutes, mais si on dispose de peu de temps, les 12 premières peuvent être suffisantes), on suit en effet le parcours de deux personnes sourdes, dont l’intégration s’est réalisée selon des processus très distincts.

a- Personne « handicapée » et inclusion par la compensation

On peut ainsi voir que l’inclusion de la première personne suivie, Dimitri Rossier, a nécessité d’énormes efforts de sa part : apprendre à lire sur les lèvres, à oraliser, avoir recours à la chirurgie en se faisant implanter et faire des efforts décrits comme insupportables pour essayer d’apprendre à entendre. C’est finalement lui qui a dû porter l’ensemble de l’effort nécessaire à son intégration.
Ce qui est décrit correspond bien au processus d’inclusion d’une personne vue comme « handicapée ». Dans ce contexte, les difficultés vécues sont considérées comme imputables aux caractéristiques intrinsèques aux personnes concernées. Si une personne sourde est handicapée, c’est parce qu’elle n’entend pas, tout comme on considère que les difficultés vécues par une personne paraplégique viennent du fait qu’elle ne puisse pas marcher.

Le cadre profondément normatif de la société, pensé pour les « un·es » (répondant aux normes dominantes, ici les normes entendantes) et excluant de fait tout·es les « autres », n’est alors absolument pas remis en question. L’inclusion des personnes « handicapées » reposera sur des compensations, des aides, des stratégies mises en place pour leur venir en aide et diminuer les difficultés vécues.

Outre que ce modèle d’inclusion est totalement déresponsabilisant pour la société, paternaliste, il est aussi profondément inégalitaire. Car les compensations seront toujours partielles, stigmatisantes, non universelles. Les personnes concernées devront systématiquement en faire la demande, pour, peut-être, y avoir accès (laquelle demande pourra d’ailleurs ne pas être accessible du fait de son coût, que ce soit son coût monétaire, psychologique, en temps disponible, etc.).

b- Personne « en situation de handicap » et inclusion par l’accessibilité

L’inclusion de la seconde personne suivie dans le documentaire, Samuel Schmutz, offre une toute autre perspective. Cette inclusion a été rendue possible au sein de son entreprise grâce à un stage organisé par son employeur à destination de ses collègues, et par le fait que ses collègues aient appris la langue des signes (que ce soit sur le tas ou par des cours). Dans ce cas, ce n’est pas la personne sourde qui a porté le poids de son inclusion, mais c’est le cadre – ici son entreprise –, qui s’est adapté de manière à pouvoir l’inclure.

On comprend alors que les difficultés qu’aurait pu vivre Samuel Schmutz ne seraient finalement pas tant dues à sa surdité qu’à l’inadaptation initiale de l’entreprise. Dans ce contexte, la personne n’est pas perçue comme « handicapée », mais comme potentiellement en « situation de handicap ». C’est le cadre inadapté qui génère les éventuelles difficultés, c’est donc lui qu’il convient de modifier pour les amoindrir. L’inclusion ne repose alors pas sur l’octroi de compensations, mais sur la transformation de la société, pour la rendre accessible. Égalité simple Équité par compensation du handicap Équité par accessibilité de l’environnement

(source image)

3- Le consentement médical et la pertinence des pratiques en question

Le documentaire permet également d’aborder la question de la place hégémonique des normes dans la société, et donc de la pertinence même de ces implants, notamment quand ils sont posés sur des nouveau-né·es. Car qu’on se le dise : les enfants sourd·es n’ayant pas la capacité d’oraliser peuvent cependant bel et bien s’exprimer au travers d’une langue. Une langue, quand bien même elle ne correspond pas à celle relevant des normes dominantes, leur est tout à fait accessible, et avec elle une communauté et une culture : la langue des signes. La question de l’implant cochléaire s’inscrit donc dans un vaste processus de normalisation des corps et des individus. Toute variation aux normes dominantes est rejetée, par la peur notamment, et il convient d’entrer dans le moule, à marche forcée, au moyen d’opérations chirurgicales s’il le faut.

Les propos de Samuel Schmutz (à 16’30’’ et 17’15’’) sont à ce propos assez éloquents :

« On m’a placé cet implant et ça a été un choc, un énorme chamboulement. Jusque-là tout était tranquille, et tout à coup des énormes bruits envahissaient ma tête. C’était terrible. À l’école on me forçait à porter mon implant. Mes parents me forçaient et moi je ne voulais pas. Je l’enlevais, et je l’enlevais encore. Mais à force d’y être contraint, j’ai pris l’habitude de le porter. » […] « J’ai expliqué la situation et bien sûr mes parents ont été déçu·es […] parce que mes parents pensaient que je pourrais parler super bien. Mais dans la réalité c’est trop difficile. Avec la langue des signes, je peux exprimer mon identité, ce que j’ai à l’intérieur. Je préfère. »

L’implant cochléaire ne répond à aucune nécessité d’ordre médical, et bien sûr encore moins à un quelconque désir exprimé par les enfants (ce qui soulève un autre problème, et non des moindres : celui du consentement), mais bien au désir parental d’avoir un·e enfant « normal·e ». C’est évidemment avec la conviction sincère de faire au mieux pour l’enfant que les parents agissent : pour lui faciliter la vie. Mais cette réflexion se fait dans le cadre d’une société qui ne conçoit pas de bonheur, de vie possible, en dehors du sentier balisé par les normes.

3- Deux autres exemples à mettre en parallèle

Deux parallèles peuvent permettre d’éclairer les élèves et d’élargir la discussion.

a- Les élèves « à besoins particuliers »

L’école présente l’avantage d’être un élément connu des élèves, et qui s’inscrit dans leur quotidien direct. En la prenant pour exemple, on quitte une réflexion qui, pour certain·es, peut paraitre théorique. Le cas des élèves dits « à besoins particuliers » s’inscrit en effet dans le cadre d’une inclusion par compensation. Dans ce contexte, il n’est pas question de réfléchir à un cadre scolaire adapté à tou·tes les élèves, quelles que soient leurs capacités, leurs difficultés, leurs particularités. L’école a été pensée (par et) pour les un·es, constituant la norme, et excluant du même coup tou·tes les autres qui sont considéré·es comme ayant des besoins « particuliers ». Pour ces élèves, et à condition d’obtenir un diagnostic et d’en faire la demande, des compensations (PAI, PPS, PAP, PPRE) pourront alors être accordées. Ces dispositifs s’accompagnent cependant de leur charge stigmatisante et relèvent d’un diagnostic que tout le monde n’obtiendra pas.

Une autre stratégie d’école inclusive est de penser le cadre scolaire de manière à ce qu’il puisse accueillir toutes les personnes, dans leur diversité. Il s’agit alors d’une réflexion relevant de l’accessibilité.

b- Le traitement des enfants intersexes

Un autre parallèle peut être fait avec la manière dont sont traité·es les enfants intersexes (voir cet article du site). Les situations présentent en effet de nombreux points communs. Il s’agit là encore de nouveau-né·es à qui sont imposés des protocoles chirurgicaux, alors même qu’elles·ils ne présentent aucun problème de santé, dans le seul but de les faire entrer dans les normes. Rappelons que ces protocoles ont donné lieu à une condamnation de la France en 2016 par le Comité de l’ONU des Droits de l’enfant et le Comité de l’ONU contre la torture. C’est ce parallèle qui avait été souligné lors de la rencontre organisée en 2015 au festival de cinéma de Douarnenez /Gouel ar filmoù consacré à la défense des minorités (et dont on retrouve la transcription sur YouTube).

 

L’acceptation des personnes ne répondant pas aux normes nécessite un travail de fond, qui se réalise à l’échelle de la société entière. C’est tout un rapport au « handicap » qu’il convient de repenser. Il s’agit à la fois d’éviter de construire ces représentations chez les jeunes, et de les déconstruire chez les autres, en commençant par nommer les choses, les visibiliser et en faire des objets critiques.
Et puisque c’est un processus qui demande à être fait sur un temps long, et à l’échelle de la société, l’école est le lieu idéal pour le réaliser. Elle a toute légitimité à se saisir de ces questions et, disons-le, c’est même là explicitement sa mission. Une séance d’enseignement scientifique est donc une occasion à saisir.