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Francisco Ferrer (1859-1909), un pédagogue à redécouvrir

Publication : 31/10/2018

Écrit par : Sylvain Wagnon
Professeur en sciences de l'éducation à l'université de Montpellier
et auteur de deux ouvrages sur Ferrer (voir références en bas de page)

Anarchiste, libre penseur, franc-maçon et pédagogue, tel était Francisco Ferrer, dont le nom évoque son assassinat après un procès arbitraire en 1909. Toutefois il est avant tout le créateur de l’École moderne de Barcelone en 1901, et d’un dispositif éducatif qui reste encore aujourd’hui d’actualité.

Une critique radicale de l’éducation de son temps

Né en Catalogne en 1859, Ferrer est issu d’une famille de petits propriétaires viticulteurs très attachée à l’Église catholique et à la monarchie. Les critiques de sa propre éducation, Ferrer les formulera dans son ouvrage L’École moderne. Il s’oppose aux contenus enseignés et à la façon d’enseigner. Il reproche à la toute-puissante Église catholique et au pouvoir monarchique de maintenir la population dans l’ignorance et la misère pour mieux la contrôler. Ferrer s’insurge contre cet enseignement traditionnel religieux de sa jeunesse, soumis à l’autorité et aux intérêts des classes dominantes.

Ferrer, un pédagogue anarchiste

L’apport de Ferrer relève de l’histoire de l’éducation libertaire avec cette affirmation d’une pédagogie rationaliste et scientifique, cette volonté de faire de la liberté le pivot des réflexions et des pratiques, et de remettre en cause la notion même de pouvoir, qu’il soit religieux ou étatique.
L’anarchisme de Ferrer ne peut ensuite se comprendre hors de son contexte. Ferrer connaît en Espagne le poids du catholicisme, religion d’État toute-puissante. Ensuite en exil en France de 1886 à 1901, il critique une république qui se construit autour du triptyque « liberté, égalité, fraternité » mais qui, dans les faits et en particulier en ce qui concerne l’école républicaine, n’engage aucune transformation sociale d’envergure.
Ferrer lutte donc pour une révolution sociale, démocratique et libertaire. Il est partie prenante de la mouvance anarchiste dite « éducationniste », qui veut faire de l’éducation l’un des moyens majeurs de cette révolution sociale. L’éducation est pour lui un levier pour l’émancipation individuelle et collective, la transformation de l’organisation sociale et la création d’une nouvelle société.

Paul Robin et l’éducation intégrale : les références de Francisco Ferrer

Le pédagogue Paul Robin (1837-1912), « père » des pédagogies libertaires modernes, théorise les principes d’une nouvelle éducation : l’éducation intégrale. Francisco Ferrer reprendra l’ensemble des idées de Robin. L’éducation doit être à la fois intellectuelle, physique et morale. Il ne s’agit pas de créer de « petit·es anarchistes » mais bien de permettre l’émancipation individuelle et collective par une éducation rationnelle qui refuse tout dogmatisme et prône le libre examen.
Cette éducation intégrale, qui prend en compte l’ensemble des facultés humaines, est aussi l’expression du refus d’un enseignement traditionnel reposant purement sur la transmission. En proposant une approche complète et singulière de l’enfant par l’épanouissement intellectuel, physique et moral, cette éducation intégrale s’appuie sur une approche expérimentale des activités, le plus possible associée aux réalités quotidiennes.

L’École moderne (1901-1907), modèle des écoles rationalistes

En 1901, Ferrer crée à Barcelone l’École moderne. Il n’a pas défini une doctrine d’éducation générale, il n’a pas « créé » de nouvelles pratiques, mais au sein de son école, de 1901 à 1906, il propose une alternative pédagogique à l’enseignement religieux et étatique. Tout d’abord, il met en place une mixité filles-garçons et une mixité sociale, deux éléments en rupture totale avec l’enseignement traditionnel de l’époque. Ensuite, il organise une éducation intégrale, dans la lignée des idées de Paul Robin, par des activités intellectuelles, manuelles et artistiques. Avec l’École moderne, il organise un projet socio-éducatif d’émancipation sociale qui doit être un modèle pour la création d’autres écoles rationalistes.

Une pédagogie active

Les différents bulletins de l’école décrivent la mise en place d’une pédagogie active faite de jeux, de travaux manuels, de travaux de jardinage, de chorale, de théâtre et d’excursions scolaires. En même temps, Ferrer met en place des contenus pédagogiques qui équilibrent un enseignement intellectuel, un enseignement physique et un enseignement moral autour des valeurs de solidarité, d’entraide, de coopération, d’autonomie et de responsabilité.
Francisco Ferrer veut établir un réseau d’écoles capables de concurrencer le système scolaire en place, d’essaimer les idées de l’École moderne et de diffuser l’esprit de l’école à travers l’élaboration de tout un catalogue d’ouvrages scolaires et scientifiques susceptibles d’être utilisés par d’autres écoles. Plus tardivement, il pense à une formation des enseignant·es pour créer de nouvelles écoles.

Une maison du peuple

À Barcelone, Ferrer crée une école mais aussi une maison d’édition, met en place des conférences pour adultes, construit des bibliothèques, des espaces pour les associations ouvrières et syndicales, une sorte de « maison du peuple » qui fait toute la singularité de l’expérience éducative ferreriste. Cet ensemble doit être un pivot pour structurer un réseau d’écoles rationalistes.
Si la mort de Ferrer annonce la fin de l’expérience de l’École moderne, tout ce réseau éducatif connaît un nouvel essor lors de la création de la Seconde République espagnole en 1931, jusqu’à la fin de la guerre d’Espagne en 1939. Ce n’est pas un hasard si Célestin Freinet appelle son mouvement « l’école moderne » : c’est une référence directe à Francisco Ferrer.

Principes de morale scientifique

Ferrer attache une grande importance à l’enseignement moral. Sa volonté de mettre en œuvre une morale rationaliste, fraternelle et laïque est toujours d’actualité au regard des défis auxquels est confrontée aujourd’hui la laïcité à l’école et dans la société face aux offensives religieuses de toutes natures et de toutes obédiences.
En 1907, il écrit Principes d’une morale scientifique à l’usage des écoles rationalistes, afin de proposer un enseignement centré sur le libre examen et l’esprit critique hors des cadres étatiques et religieux. Il réaffirme à cette occasion que l’éducation des enfants a ses propres spécificités liées à une certaine vision des enfants, êtres singuliers et êtres sociaux.

L’élaboration d’un plan général d’éducation

En 1907, il est accusé d’être l’instigateur d’un attentat. Bien qu’il soit libéré après un premier procès, l’Église obtient la fermeture de son école. Ferrer est confronté à un double problème : comment poursuivre l’aventure de l’École moderne ? Comment élargir son combat révolutionnaire ?
Percevant rapidement l’impossibilité de rouvrir son école, il décide de centrer son combat sur le maintien de la maison d’édition, dernier foyer et creuset d’une rénovation scolaire et culturelle. Ensuite, il entreprend une réflexion d’ensemble pour une rénovation radicale et générale de l’éducation. À ce titre, il décide la création et l’organisation d’une Ligue internationale de l’éducation rationnelle et d’un organe de presse, l’École rénovée, ancêtre du courant syndical de l’école émancipée.
Rentré en Espagne en juillet 1909, Ferrer est désigné par la presse gouvernementale et les autorités ecclésiastiques comme l’un des instigateurs et des meneurs de l’insurrection en Catalogne. Il est arrêté en septembre 1909. Après un procès politique devant un tribunal militaire, il est condamné à mort et fusillé le 13 octobre 1909. Son arrestation puis sa mort provoquèrent une forte mobilisation et de multiples manifestations dans toute l’Europe.

Pour une éducation émancipatrice

Ferrer, malgré ses écrits, n’est pas un théoricien. Il s’inscrit comme un pédagogue qui a pensé et organisé une école autour des principes de l’éducation intégrale de Paul Robin. L’éducation est un moyen de lutte contre le pouvoir en place et un outil de construction d’une autre société. Cette transformation sociale passe immanquablement par une lutte acharnée contre tous les intégrismes et toutes les intolérances. La libre pensée est pour lui le pivot de toute éducation, le fondement de la liberté pour que quiconque puisse penser par soi-même hors de toute autorité coercitive et de tous les pouvoirs.

Le projet de Ferrer s’inscrit comme une source de l’école démocratique actuelle et des pédagogies critiques. Au carrefour de l’histoire de l’éducation libertaire et de celle de l’éducation nouvelle, Ferrer n’a pas survécu pédagogiquement dans l’historiographie de ces deux courants éducatifs majeurs. Pourtant, à sa manière, il a participé à cet idéal, toujours actuel, d’émancipation individuelle et sociale et à mettre en avant la nécessité d’une convergence du combat social et du combat pédagogique.

Pour en savoir plus :
– Sylvain Wagnon, Francisco Ferrer, une éducation libertaire en héritage. Suivi de « l'école moderne », de Francisco Ferrer, Atelier de création libertaire, 2013
– Sylvain Wagnon, Francisco Ferrer : pour une morale rationaliste, fraternelle et laïque. Suivi de « Les principes d’une morale scientifique à l’usage des écoles rationalistes », de Francisco Ferrer, Atelier de création libertaire, 2018