Déconstruire la notion de « sexe par défaut »
Dernière mise à jour : 02/02/2014
Écrit par : Alexandre Magot
La différenciation embryonnaire de l’appareil génital à partir d’un stade primordial indifférencié (c’est-à-dire commun aux femmes et aux hommes) se fait en deux étapes : dans un premier temps, ce sont les gonades qui se différencient (en ovaires ou en testicules), puis les voies génitales.
Chacune de ces deux étapes est généralement le lieu d’une description particulièrement androcentrée, c’est-à-dire prenant les mécanismes observés chez l’homme comme référence, et construisant pour la femme une notion de « sexe par défaut ». Or ce modèle ne décrit pas correctement ces deux étapes : il ne correspond pas à la réalité – ce qui invalide la description de la première étape – et sa méthode ne relève pas de la démarche scientifique – ce qui invalide la description de la seconde étape.
I- Différenciation des gonades
En 2006, l’équipe dirigée par la professeure Giovanna Camerino publie dans Nature Genetics les résultats d’une étude portant sur le cas de 4 frères au caryotype XX et ne présentant pas de translocation du gène SRY. Le modèle de différenciation des gonades établi jusque-là s’effondre alors : le seul gène SRY ne détermine pas à lui seul la différenciation testiculaire, et la différenciation des gonades en ovaires ne s’enclenche pas du fait de sa seule absence.
Depuis, les études ont été poursuivies, les connaissances ont progressé, rattrapant un retard qui semble être dû au fait que les études des mécanismes qui contrôlent la différenciation ovarienne n’intéressaient visiblement pas et que le modèle d’alors s’accordait parfaitement avec les représentations sexistes généralisées considérant le masculin comme étant à la fois la norme et le modèle à partir duquel on décrivait tous les processus se déroulant chez l’être humain. Le modèle actuel présente deux mécanismes totalement actifs, relevant de l’action de cascades géniques distinctes. À la lumière des connaissances dorénavant établies, la différenciation par défaut des ovaires s’avère scientifiquement fausse.
La différenciation des cellules de la gonade bipotentielle en cellule ovarienne est sous le contrôle de deux voies principales : l’une régulée par Foxl2 et l’autre par Rspo1 et Wnt4. La différenciation en testicules est quant à elle contrôlée par l’action coordonnée de Sox9 et Fgf9. Cette voie de différenciation testiculaire est déclenchée par la présence du gène SRY.
Les cascades géniques ovariennes et testiculaires ont un double mécanisme d’action : les acteurs stimulent la différenciation de la gonade bipotentielle respectivement en ovaires ou en testicules, mais en plus ils inhibent simultanément la voie antagoniste. La différenciation de la gonade fœtale en testicule ou en ovaire dépend donc de la prépondérance de l’une ou l’autre des voies : on parle ainsi de « balance des sexes ».
En fonction du bagage génétique, des cascades géniques distinctes vont ainsi être initiées au sein des cellules des gonades bipotentielles :
- Dans la voie testiculaire, SRY déclenche l’expression du gène SOX9 qui va entraîner la différenciation testiculaire des cellules indifférenciées et bloquer celle qui aboutirait à des cellules ovariennes.
- Dans la voie ovarienne, plusieurs cascades vont être initiées induisant une différenciation en cellules ovariennes et empêchant l’entrée dans la voie de différenciation testiculaire. De nombreux chercheurs ont émis l’hypothèse d’un gène de détermination ovarienne (équivalent au gène SRY de la voie testiculaire), nommé « facteur Z », qui initierait et contrôlerait l’expression de FOXL2 et RSPO1 dans l’ébauche gonadique XX.
Illustration réalisée d'après :
- Nef and Vassalli, Journal of Biology, 2009, 8:74
- Adrienne Baillet, Béatrice Mandon-Pépin, Reiner Veitia et Corinne Cotinot, « La différenciation ovarienne précoce et son contrôle génétique », Biologie Aujourd’hui, 205, 2011
II- Différenciation des voies génitales
1/ Une description androcentrée des processus de différenciation des voies génitales
En 1947, Alfred Jost réalise une série d’expériences :
> Il castre des embryons de souris à un stade indifférencié et observe le développement des voies génitales féminines (régression des canaux de Wolff et persistance des canaux de Muller)
> Il greffe à des souris femelles des testicules et observe le développement des voies génitales masculines (développement des canaux de Wolff et régression des canaux de Müller)
> Il greffe des cristaux de testostérone à des souris femelles et observe la persistance des canaux de Wolff, les canaux de Müller persistent également.
Ces expériences sont généralement complétées par une autre, dans laquelle on place un tractus génital indifférencié en présence d’AMH et où l’on observe la régression des canaux de Müller (mais pas ceux de Wolff).
Ces expériences classiques servent couramment d’objet d’étude pour mettre en évidence le contrôle de la différenciation des voies génitales chez la femme et chez l’homme. Mais c’est classiquement une vision androcentrée qui est proposée (et qui est systématiquement développée dans les manuels scolaires). Il est en effet généralement décrit que les voies génitales féminines se développent du fait d’une absence de testicules, qu’elle se fait donc « par défaut ».
Cette approche reflète une description de la différenciation phénotypique féminine au regard d’un modèle de base qui serait celui de l’homme. Or, dans le phénotype sexuel féminin normatif, c’est-à-dire hors cas d’intersexuation, les femmes ne possèdent pas de testicules. La différenciation des voies génitales féminines n’a donc pas à être présentée par rapport à la présence ou à l’absence d’un organe qu’elles n’ont pas.
Par ailleurs, cette vision accorde un rôle actif à une absence d’organe et d’hormone. Or les expériences d’ablation d’organes ne cherchent pas à attribuer un rôle à cette absence, mais bien à comprendre le rôle de l’organe qui vient d’être retiré. L’ablation d’un testicule menant à une différenciation féminine ne montre donc pas que la différenciation des femmes se fait en absence de testicules, mais que :
1- Le testicule est responsable de la différenciation des voies masculines ;
2- La différenciation en voie masculine nécessite des hormones testiculaires ;
3- La différenciation des voies féminines n’est pas contrôlée par des hormones.
De la même façon, les cas de testicule ne produisant pas d’AMH (ou une AMH non active), et présentant des structures dérivées de canaux de Müller, doivent permettre de préciser que la différenciation masculine est une différenciation qui nécessite des facteurs actifs, et non systématiquement que la différenciation féminine se fait en l’absence de ces facteurs.
Les femmes n’ayant pas de testicules et donc ni AMH ni testostérone, il est peu rigoureux de préciser que la différenciation des voies féminines chez la femme se fait « en l’absence de testostérone et d’AMH » ou « en l’absence de testicule ». Elle ne se fait tout simplement pas sous contrôle hormonal. C’est en revanche la différenciation des voies masculines qui nécessite des hormones. On pourrait d'ailleurs inverser le modèle pris comme référence et présenter cette différenciation masculine comme se réalisant par défaut d'absence de sécrétion hormonale. L'homme est tout autant un "sexe par défaut" que l'est la femme, tout dépend de la référence. L'objectif n'étant bien sûr pas de changer de référence, mais au contraire de s'en soustraire.
2/ Le cas de l’homme comme schéma de base
Enfin, il convient de faire preuve de prudence quant aux intitulés afin d’éviter des approches également androcentrées en décrivant de façon générale la différenciation des voies génitales comme résultant d’un contrôle hormonal alors que ce contrôle n’a lieu que chez l’homme. C’est par exemple ce que faisait le manuel Nathan qui écrivait en synthèse du chapitre du manuel de 1re ES-L : « La mise en place des organes génitaux durant le développement embryonnaire est sous le contrôle d’hormones. Celles-ci vont induire la différenciation de l’appareil génital vers l’un ou l’autre des sexes », ou qui, dans l'ancien manuel de 1re S, intitulait l’activité liée à cette question « L’appareil génital sous contrôle hormonal ».