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L’école, au cœur du destin des « langues régionales » en France métropolitaine

Partie 1. État des lieux

Écrit par : Ingrid Audoire (agente administrative de la direction de l’Éducation de la mairie de Nantes, engagée dans le réseau Diwan d’enseignement du breton en immersion) et Thierry Magot (enseignant SVT retraité de l’Éducation nationale et militant pour la cause des langues minorisées).
Publication initiale : 18/01/2022

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Préambule

Dans cette série d’articles, nous avons fait le choix de nous concentrer sur les langues régionales de France métropolitaine. Nous aurions pu y inclure bien sûr les langues « d’outre-mer » dont la sauvegarde est tout aussi fondamentale, et repose tout autant sur l’école. En les intégrant, ce ne sont pas 7 langues qui composent la diversité linguistique française, mais 75. Cependant le contexte politique qui les entoure, clairement colonial, est sensiblement différent, qu’il s’agisse de leur origine, de leur histoire ou des modalités qui encadrent leur non-reconnaissance.
Dans le domaine des langues « minoritaires », d’autres langues pourraient être aussi concernées, mais non traitées ici, à savoir les langues non territoriales : arabe dialectal, langues berbères, yiddish, ladino (judéo-espagnol), rromani…

La France est un des pays d’Europe qui présente la plus grande diversité linguistique. Mais elle est également en Europe le pays qui, dans les faits, rejette avec le plus d’acharnement tout avenir pour ses langues régionales.
Cette oppression a été menée avec grande efficacité par tous les régimes qui se succèdent depuis deux siècles et n’a pas perdu de sa vigueur aujourd’hui, malgré de régulières paroles de sympathie hypocrites. La situation est sans appel : les langues régionales sont en grand déclin, et la rupture de la transmission familiale massive depuis les années 1950-1960 montre clairement que leur seule chance de survie à moyen terme passe par l’école.
Le sujet des langues régionales de France est très peu et très mal traité dans les médias nationaux et jamais dans les programmes d’enseignement général, à de très rares exceptions près. Le problème est alors peu connu en dehors des régions où ces langues sont encore parlées. Le public est globalement ignorant de toutes les questions importantes sur ce thème : combien y a-t-il de langues régionales en France ? Quel est leur statut ? Sont-elles encore beaucoup parlées ? Sont-elles enseignées ? Comment les sauvegarder, et même pourquoi ?… Ce sont autant de points sur lesquels nous allons nous attarder, pour lutter contre ce qui n’est autre qu’une mise à mort programmée d’une diversité culturelle aujourd’hui aussi fragile que riche.

1. Qu’est-ce qu’une « langue régionale » ?

Commençons par revenir sur quelques points de vocabulaire, dont les enjeux et les usages sont éminemment politiques.

« Langue… »
Au sens linguistique strict, tout langage articulé est une langue et les termes de « dialecte », de « parler » ou de « patois » ont une dimension sociopolitique. Tou·tes les linguistes, même les plus opposé·es aux langues régionales, le diront : toute langue humaine possède des structures phonologiques, syntaxiques et lexicales à égal potentiel de communication. Mais si on veut envisager une survie de la langue par l’enseignement, on est amené·e à classer les langages en langues et dialectes.
Une langue est un ensemble de variantes dialectales qui ont plus de points communs entre elles qu’avec les dialectes d’autres langues. Par exemple, on parlera de dialectes « alsacien » et « bavarois », parties d’un ensemble plus grand qu’est la langue allemande. De même on parlera de dialectes « limousin », « provençal » ou « gascon », parties d’un ensemble plus grand, la langue occitane.
Un « parler » correspond à un langage, pour lequel aucun système d’écriture n’a été mis en place, indispensable à son enseignement, son utilisation publique ou à une production littéraire. C’est le cas d’un certain nombre de dialectes d’oïl, par exemple.
Quant au terme « patois », il est strictement porteur d’une connotation péjorative sans valeur linguistique.
La différence entre les notions de « parler » et de « langue » est accessible sur la carte interactive développée par le CNRS, présentant une fable d’Ésope contée en 140 parlers parmi les 7 langues régionales de France métropolitaine.

« … régionale »
On utilise le terme « régional » pour différencier ces langues des langues « non territoriales » – que nous ne traiterons pas ici – mais ce terme est inadapté car il n’est pas directement lié à une région, au sens administratif. Par exemple l’occitan ne concerne pas seulement la région Occitanie mais aussi les régions Auvergne-Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Nouvelle-Aquitaine. La région Occitanie comporte d’ailleurs également une autre langue régionale, le catalan.
On utilise quelquefois le terme « minoritaire », lui aussi inadapté, car si ces langues sont effectivement aujourd’hui minoritaires dans leur territoire, elles étaient au contraire majoritaires il y a peu. Le terme de langue « minorisée » est plus juste, mais peu utilisé hors contexte revendicatif. Dans la suite de l’exposé, nous utiliserons l’expression « langue régionale ».

2. Quelles sont les langues régionales en France métropolitaine ?

En France métropolitaine, il existe 7 langues régionales et donc 7 cultures originales associées, chacune possédant plusieurs dialectes : une langue celtique (breton), une langue isolée non indo-européenne (basque), 2 langues germaniques (flamand, alsacien-mosellan) et 3 langues latines (occitan, corse, catalan), en plus du français, langue d’oïl présentant elle-même plusieurs variantes régionales (picard, gallo, poitevin…). Avec ces 7 langues de 4 familles différentes, la France est le pays d’Europe occidentale qui présente la plus grande diversité linguistique.
Une 8e langue régionale est quelquefois citée : l’arpitan ou franco-provençal, qui est une forme intermédiaire entre les dialectes d’oïl et d’oc. Elle comporte des dialectes en France à très faible niveau revendicatif, dont le dialecte savoyard, et est aussi parlée en Suisse romande et dans le Val d’Aoste italien, où elle n’est prise en compte qu’en tant que variété du français.
Le breton et l’occitan ont développé des écritures unifiées applicables à l’ensemble de leurs dialectes, leur permettant d’accéder à une véritable littérature autonome. Le catalan du Roussillon, le basque de France, le flamand occidental et l’alsacien-mosellan sont considérés, y compris par les personnes qui défendent ces langues, comme des dialectes de langues qui dépassent les limites de la France : à savoir respectivement des dialectes du catalan, du basque, du flamand (lui-même dialecte du néerlandais) et de l’allemand. Le statut du corse (langue à part entière ou dialecte italien proche du Toscan) est plus discuté. Dans le domaine de l’écriture et de l’enseignement, c’est à ces langues plus larges qu’on se réfère fréquemment.

Carte des 7 langues régionales de France métropolitaine et de leurs dialectes
(source : Mikael Bodlore-Penlaez. Carte reproduite avec l'autorisation de son auteur).

 

3. Quelle est l’histoire de la présence en France de ces langues régionales ?

Le « mythe national français » fait envisager l’apparition des langues régionales dans les périphéries d’une France « éternelle et incréée » constituée de tout temps, sous l’action d’une poussée de populations étrangères quand le pouvoir central a négligé ses territoires éloignés. La réalité est tout autre, ce que nous fait comprendre notamment le livre de l’historienne Suzanne Citron Le mythe national. L’histoire de France revisitée (1987).
C’est la France qui s’est au contraire lentement constituée à partir du Xe siècle sur un territoire où existaient depuis très longtemps des peuples et leurs langues. La langue basque existait depuis des millénaires avant l’arrivée des premiers peuples indo-européens en Europe occidentale. L’arrivée des langues romanes s’était faite à partir des invasions romaines sur un substrat celtique gaulois et avait abouti progressivement à une différenciation sur le territoire de la France actuelle en dialectes catalans, occitans et de langue d’oïl. C’est sur ce territoire que la France s’est développée à partir de l’Île-de-France, en annexant progressivement des régions porteuses d’autres langues, comme les régions de langue occitane à partir du XIIIe siècle, la Bretagne au XVIe siècle (parlant le breton, langue celtique arrivée 1 000 ans plus tôt en provenance de Grande-Bretagne) et en empiétant sur les domaines basque, catalan, germanique (Flandre et Alsace) à partir des XVIe et XVIIe siècles.
Au cours de ces empiètements territoriaux, les langues devenues « régionales » ont perdu une grande partie de leur territoire au profit de dialectes d’oïl et d’oc (le gallo dans le cas du breton, le picard pour le flamand et le gascon pour le basque). Cette vision de l’histoire linguistique nous fait comprendre tout à fait autrement la carte des langues régionales de France, qui sont véritablement des langues autochtones en France, ainsi que la relation de ces langues avec les langues des pays voisins.

4. Les langues régionales de France, une longue histoire d’oppression

4.1. La logique de l’oppression

Le terme d’oppression culturelle pourrait, à première vue, paraître excessif concernant les langues régionales. C’est pourtant le terme qu’on utiliserait sans hésitation en France pour le sort réservé aux langues autochtones dans de nombreux pays, par exemple les langues amérindiennes aux États-Unis ou au Canada ou la langue kurde en Turquie.

La logique de l’oppression des langues régionales en France métropolitaine est basée sur quatre grands principes qui confondent les notions de « peuple », « nation », « État » et « république » :

L’unité de la nation
La France n’est considérée qu’en tant qu’État-nation. Ce terme signifie la juxtaposition d’un État, en tant qu’organisation politique, à une nation, c’est-à-dire des individus qui se considèrent comme liés et appartenant à un même groupe. Il y a donc refus absolu de reconnaitre différents groupes ou peuples à l’intérieur de la nation française et donc le refus de toute altérité. Pour Ronan Le Coadic, professeur de sociologie de l’université de Rennes, « La logique de l’oppression subie par les langues territoriales de France est du type classique du nationalisme central (ou dominant) qui vise à perpétuer les États-nations. Ce nationalisme (non avoué et souvent non conscient en France) se sent menacé par l’altérité, pas seulement régionale ».
Une telle démarche a imposé dès la Révolution la déconstruction des territoires traditionnels pour anéantir les consciences communautaires existantes (par exemple choix de l’appellation des départements niant l’appellation traditionnelle et privilégiant des noms de fleuves et de rivières : « Maine-et-Loire » au lieu d’« Anjou », « Aveyron » au lieu de « Rouergue »…). Ce concept d’État-nation, bien ancré en France, s’oppose aux modèles classiquement développés dans la plupart des autres pays européens qui présentent une large autonomie des régions (Royaume-Uni, Espagne, Italie), voire un modèle fédéral véritable (Allemagne, Suisse, Belgique).

L’égalité dans la nation

La France est un État centralisé qui depuis la Révolution française a posé le principe d’égalité, présent dans la Constitution. Ce principe a toujours été assimilé à un principe d’uniformité et donc de rejet de la diversité. C’est à ce titre que la France refuse de reconnaitre des minorités pour ne pas avoir à accorder des droits spécifiques.
La situation aurait été toute différente si la France s’était positionnée sur un principe d’équité prenant en compte les rapports de domination existant. Appliqué au domaine linguistique, il aurait été favorable aux langues régionales et n’aurait pas abouti à la logique d’oppression.
Le principe d’égalité de traitement a été destructeur pour les langues régionales. Le transfert vers un principe d’équité était préconisé dans le rapport Démocratie culturelle et droit à la différence établi en 1982 par Henri Giordan, linguiste, directeur de recherche au CNRS. Ce rapport remis à Jack Lang, ministre de la Culture, évoquait la nécessité de « réparations historiques » envers les langues régionales.

La langue française ciment de l’identité nationale

La République s’est construite en mettant en place une francisation forcée des citoyen·nes français·es au travers d’une planification linguistique exclusive aboutissant à une substitution de langue. Le français a été promu « langue sacrée » de la République. Les autres langues se voyant refuser le statut de langues de communication officielle. La modification de la Constitution en 1992 par l’article 2 « La langue de la République est le français » a renforcé le principe de l’exclusivité du français. Cela a abouti au rejet systématique des initiatives de protection des langues régionales en tant que langues vivantes (rejet de la Charte européenne en 1999, rejet de l’intégration des écoles immersives dans l’enseignement public en 2002, rejet des méthodes immersives d’enseignement en 2021).
Pour Jean-Marie Woehrling, juriste et expert du Conseil de l’Europe, rédacteur de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, « La France s’est constituée autour de la centralisation, d’un récit national pour lequel les provinces sont des obstacles à réduire, d’une idée monolithique de la culture et de la langue française, cette dernière est devenue une sorte de religion d’État ».
La Constitution concède néanmoins le caractère patrimonial des langues régionales par son article 75-1 : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». Toutefois ce patrimoine peut être inerte et muséifié, objet de quelques heures d’étude mais sans réappropriation, ni volonté de continuer à faire vivre ces langues.

Le fantasme de la République en danger

Le principe d’indivisibilité de la France est inscrit dans l’article 1er de la Constitution. L’État n’a de cesse de lutter contre les communautarismes dans une crainte avouée du séparatisme. Il refuse ainsi de reconnaitre les minorités pour ne pas avoir à leur accorder de droits linguistiques, ni de leur octroyer de statut politique. L’objectif est de ne pas prendre le risque d’une quelconque autodétermination.
Ce positionnement, au lieu de prévenir le séparatisme, peut au contraire l’engendrer : refuser les identités plurielles peut entrainer le sentiment d’être traité·e en citoyen·ne de seconde classe. La tentation séparatiste peut alors sembler une alternative à l’anéantissement culturel orchestré par l’État.

4.2. Quelle a été l’évolution du statut des langues régionales en France ?

Au fur et à mesure de la création de la France (depuis le Xe siècle), l’histoire des langues régionales est une histoire d’ignorance et de mépris puis, depuis la Révolution, d’oppression et de tentative acharnée d’élimination (particulièrement focalisée de tout temps sur le breton). C’est toujours le cas dans la période récente malgré quelques concessions symboliques.

1539 : Ordonnance de Villers-Cotterêts, acte fondateur de l’exclusivité du français dans les documents officiels. Texte dirigé initialement contre l’omniprésence du latin, mais désormais utilisé contre toute officialisation des langues régionales.
1794 : Bertrand Barrère de Vieuzac, rapport du Comité de salut public : « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle italien et le fanatisme, le basque. Cassons ces instruments de dommage et d’erreur. » La Convention nationale, après avoir approuvé ce rapport, a décrété d’établir un instituteur de langue française dans chaque commune des départements concernés pour enseigner quotidiennement la langue française et éradiquer ce qui est qualifié de « patois ».
1879-1886 : Lois Jules Ferry « Tout enseignement dans les langues locales, qualifiées de « patois » (breton, dialectes de l’occitan…) ainsi que l’arabe et le kabyle en Algérie, est interdit ».
1951 : La loi Deixonne autorise timidement l’enseignement facultatif du basque, du breton, du catalan et de l’occitan. Par contre l’alsacien, le corse et le flamand restent interdits car considérés comme langues étrangères (respectivement d’Allemagne, d’Italie et de Belgique).
1992 : Modification de la Constitution de 1958 par l’introduction de l’article 2 « La langue de la République est le français ». Ce texte était dirigé initialement contre l’omniprésence de l’anglais, mais est toujours utilisé depuis contre l’officialisation des langues régionales et même contre leur simple utilisation dans la vie publique.
1999 : Refus de ratifier la Charte européenne des langues régionales et minoritaires pour des raisons de non-constitutionnalité. Cette charte vise « à protéger et favoriser les langues historiques régionales et les langues des minorités en Europe ». Par ce refus, la France se marginalise parmi les États européens qui dans leur grande majorité l’ont ratifiée.
2008 : Ajout de l’article 75-1 de la Constitution : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». Cette reconnaissance reste symbolique et n’engendre pas de conséquence légale.
Avril 2021 : Vote à l’Assemblée nationale de la loi Molac qui renforce l’enseignement des langues régionales.
Mai 2021 : Censure de la loi Molac par le Conseil Constitutionnel en référence à l’article 2 de la Constitution. Rejet de l'introduction de l'enseignement immersif en langue régionale dans le cadre des programmes de l'enseignement public. Loi amputée promulguée le 21 mai.

4.3 . Quels moyens ont été employés pour s’opposer aux langues régionales ?

La rupture de la transmission familiale, engendrée par la volonté des familles de permettre aux enfants de progresser socialement, est un fait mondialement retrouvé dans toutes les situations coloniales, néo-coloniales ou d’oppression des minorités autochtones. Dans toutes ces situations, des méthodes, souvent violentes, ont été historiquement développées par les structures dominantes pour parfaire le processus d’acculturation des peuples.
L’école en a été le principal lieu d’application. On a ainsi bien connu en Bretagne jusqu’aux années 1950 la méthode du « symbole », objet infamant (appelé aussi la « vache » ou le « sabot ») qui, pour accélérer l’abandon du breton par les enfants brittophones, était accroché par l’instituteur ou l’institutrice au cou de l’enfant surpris·e à dire quelques mots de breton. L’enfant ne pouvait s’en défaire qu’en dénonçant un·e camarade auteur·e de la même faute. La ou le porteur du « symbole » à la fin de la journée était puni·e. Cette violence symbolique engendrée (Pierre Bourdieu, La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, 1970), reposant sur un mécanisme de honte et de délation, a durablement affecté tout une génération de Breton·nes qui ont massivement intégré le rapport de domination auquel elles et ils étaient soumis·es.
Cette méthode a été également utilisée avec succès en Occitanie, au Pays basque et en Alsace dans cette même période. Elle a été aussi appliquée dans l’Empire colonial français (et par la suite en situation post-coloniale, par exemple au Mali et au Niger). Le recours à cet outil se retrouve finalement dans le monde entier : Wangari Muta Maathai, prix Nobel de la Paix, décrit par exemple dans son autobiographie (Celle qui plante les arbres, 2006) l’utilisation du « mouchard » par l’Empire colonial britannique pour s’opposer à l’utilisation de sa langue maternelle, le kikuyu, au profit de l’anglais.

C’est donc en s’appuyant sur l’Éducation nationale que l’État a orchestré l’oppression des langues régionales, et ce avec une efficacité redoutable puisque deux générations d’écolièr·es ont suffi pour rompre la transmission familiale.

4.4 . Quel est l’aboutissement de cette oppression séculaire ?

Comme développé par Patrick Sauzet (professeur de sociolinguistique, université de Paris-VIII Vincennes–Saint-Denis), il est évident qu’« une langue ne peut fonctionner et se transmettre sainement que si elle peut être la langue de toutes les activités d’une société, des plus familières aux plus publiques, des plus simples aux plus élaborées, des plus humbles aux plus prestigieuses. L’enfermement des langues régionales dans le quotidien et l’informel a préludé à leur disparition programmée. Combien de temps pense-t-on que le français vivrait, au Québec comme à Paris, s’il était absent de l’école, des médias et de la vie publique, renvoyé à la seule sphère privée ? Pourquoi exiger des langues régionales qu’elles survivent dans des conditions objectivement impossibles ? ».
Les langues régionales de France métropolitaine sont ainsi aujourd’hui indéniablement en situation de grande faiblesse. Selon les estimations (2013), il y aurait en France métropolitaine près de 1 700 000 « locutrices·teurs » de langues régionales : alsacien (650 000), flamand (30 000), corse (70 000), breton (200 000), basque (50 000), catalan (100 000), occitan (600 000).
Mais derrière ces chiffres, il y a toute l’ambiguïté du terme « locutrice·teur », celui-ci n’étant, dans bien des sondages, qu’une « personne ayant seulement des notions de la langue ou ne la parlant qu’occasionnellement ». En restreignant ce terme à celles et ceux qui maitrisent véritablement la langue et l’emploient quotidiennement, on arriverait à une réalité nettement plus sévère. C’est ce que l’Unesco décrit dans l’Atlas des langues en danger dans le monde (2010) qui classe le breton et l’occitan comme « sérieusement en danger » (comme d’ailleurs tous les dialectes d’oïl). Le corse y est considéré comme « en danger ». Le basque, le catalan, l’alsacien et le flamand de France y sont identifiés comme « vulnérables », bénéficiant de la présence de voisins de même langue en situation moins dramatique.
Si on prend l’exemple du breton, le chiffre de locutrices·teurs montre une situation d’écroulement en un siècle : jusqu’à la Première Guerre mondiale la grande majorité de la population de la Basse-Bretagne était brittophone. Juste après la Seconde Guerre mondiale on comptait encore près d’un million de locutrices·teurs (breton langue maternelle). Les années 1950 représentent la rupture complète de la transmission familiale de la langue. On ne peut s’étonner d’observer un nombre 5 fois plus faible dans les sondages 60 ans plus tard. Le caractère catastrophique de la situation apparait encore plus clairement par l’analyse détaillée des derniers sondages (2018) qui montrent que 80 % des personnes parlant le breton ont plus de 60 ans et que leur moyenne d’âge est de 70 ans. Il faut donc s’attendre, en l’absence d’une transmission massive par l’école, à une disparition brutale des locutrices·teurs de langue bretonne maternelle d’ici 20 à 30 ans.

Dans ce contexte hostile, des militant·es se sont engagé·es depuis une cinquantaine d’années – de façon inégale suivant les régions et les peuples –, pour la sauvegarde des langues régionales, en marge des voies classiques d’enseignement qui les excluaient. À travers elles, il s’agit de sauvegarder un incommensurable patrimoine culturel. Ces militant·es ont ainsi créé, animé, défendu et développé inlassablement au cours des décennies des réseaux d’écoles associatives, puis de collèges et de lycées, gratuits, laïcs et sous contrat avec l’Éducation nationale pour assumer un enseignement immersif complet en langues régionales.
À la suite de ces initiatives, des filières bilingues en langues régionales ont été créées et développées dans l’Éducation nationale et l’enseignement privé religieux. Car si l’école a été le lieu privilégié de l’oppression des langues régionales, elle est aussi assurément l’outil indispensable de leur sauvegarde.