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Ovide Decroly (1871-1932) : une éducation humaniste pour et par la vie

Écrit par : Sylvain Wagnon, université de Montpellier
Publication initiale : 16/12/2021

(voir les autres figures de la pédagogie présentées sur SVT Égalité)

Libre-penseur, franc-maçon, médecin, psychologue et pédagogue, Ovide Decroly (1871-1932) est le fondateur d’un courant éducatif toujours vivant et actuel.
Le pédagogue belge, figure de l’éducation nouvelle, fut en premier lieu, par ses conceptions et pratiques originales et novatrices, un pédagogue reconnu de l’enfance en situation de handicap, qu’il nomme « irrégulière » quand d’autres la nomment « déficiente », et surtout le créateur d’une doctrine générale d’éducation. En 1908, son « programme d’une école dans la vie » souligne que les apprentissages doivent être pensés en contact direct avec la vie en privilégiant le passage du concret à l’abstrait. La formule d’une école « pour la vie, par la vie » illustre finalement le refus de tout exercice formel extérieur à la réalité de la vie et du vécu de l’enfant.

L’enfant et son environnement

Une des originalités de la pensée decrolyenne et de ses implications pédagogiques est de tenir compte des facteurs internes à la personnalité de l’enfant, ainsi que des facteurs externes du milieu social en n’en faisant pas deux moments distincts de l’activité éducative. Cette novation majeure implique une conception nouvelle de l’éducation : le but de l’éducation n’est pas de former l’enfant en le cultivant ou en lui transmettant des notions pour sa future vie d’adulte, mais de lui permettre de développer sa personnalité et de s’adapter à la société de son temps. L’école doit donc apprendre à vivre consciemment cette double relation entre l’épanouissement de l’individu et l’adaptation à la vie sociale et doit donc être capable de créer un espace où l’enfant rencontre des occasions de vie, des difficultés, propres à stimuler son intérêt et son effort.

Un nouveau regard sur l’enfance irrégulière

En 1901, il crée l’institut d’enseignement spécial à Bruxelles dans sa propre maison. Au cours de ses observations, non seulement il réaffirme le rôle du milieu dans le développement psychologique de l’individu mais il décrit et analyse toute une série d’innovations et d’implications pédagogiques. En particulier, il marque la nécessité de créer une ambiance favorable aux apprentissages par la multiplication des activités. Ces dernières doivent être concrètes, liées aux préoccupations de l’enfant. Enfin, il propose une série d’activités concrètes et complètes afin de solliciter toutes les fonctions sensorielles, motrices, mentales et affectives des enfants, sans cloisonner chaque fonction. En 1907, lorsqu’il crée une seconde école pour enfants dit·es « régulièr·es », son objectif est de montrer que quels que soient les handicaps, la nature enfantine est la même et que toutes et tous méritent une éducation. L’éducabilité de toutes et tous est, pour Decroly, un principe éducatif et politique fondamental.

Globalisation et centres d’intérêt

À partir de ses observations, Ovide Decroly met en avant les perceptions d’ensemble par lesquelles débute la connaissance chez les jeunes enfants, ce qu’il appelle le globalisme. Il tente de révolutionner un enseignement traditionnel fondé sur des savoirs fractionnés dans des matières cloisonnées, en particulier sur l’enseignement de la lecture et de l’écriture. La méthode de lecture dite « globale » n’est qu’une piste des réflexions de Decroly. Refusant tout dogmatisme, il n’a jamais imposé l’idée d’une lecture globale mais plutôt l’idée d’être ouvert à l’intérêt et aux besoins des enfants.
Pour lui, l’enseignement doit partir des intérêts des enfants et doit répondre aux grands besoins vitaux de l’être humain portant sur quatre centres d’intérêts ou idées-pivots qui structurent les apprentissages : se nourrir, lutter contre les intempéries, se défendre, agir et travailler. Dès 1908, dans son « programme dans la vie », il définit des centres d’intérêts associant à la fois des fonctions individuelles et des fonctions sociales : « L’homme, pour vivre, a comme tout être des besoins essentiels : il doit se nourrir, se prémunir contre les intempéries, se défendre contre des ennemis. Il doit se préparer à être capable, lorsqu’il sera adulte, de se suffire à lui-même (fonctions individuelles), de suffire à sa famille et de remplir ses obligations sociales (fonctions sociales) ».
Des quatre centres d’intérêt, le travail a une place spécifique comme idée-pivot profondément sociale. Marqué par la société de son temps en profonde mutation économique et sociale, le pédagogue belge affirme la prédominance de ce centre d’intérêt pour l’individu et pour l’ensemble de la société : « si l’enfant doit être éduqué pour la vie, il faut s’inquiéter d’abord de ce que la vie demande, exige, impose à tous et avant tout. Or que voyons-nous ? Qu’est-ce qui domine l’activité de l’adulte comme individu, comme dirigeant d’une famille, comme citoyen d’une nation ? En premier lieu, et quoi qu’il fasse, le problème de la vie matérielle, le problème de la vie économique. »

Jouer, un acte éducatif

Mais la pédagogie Decroly ne se veut pas seulement une préparation à la vie sociale : son objectif est de permettre à l’enfant de devenir libre et responsable en développant sa propre autonomie. Le jeu apparait pour Decroly comme un levier majeur pour intéresser les enfants mais aussi leur donner l’envie et le plaisir d’agir.
Contrairement à la pédagogie Montessori, Decroly souhaite les jeux simples, concrets, peu couteux et en lien avec le vécu des enfants.

Une nouvelle conception de la relation pédagogique

La prise en compte de l’activité personnelle de l’enfant et de ses intérêts implique un rôle nouveau de l’enseignant·e. L’enseignant·e decrolyen·ne doit agir beaucoup et parler peu, accompagner et guider et non pas professer. Il ne s’agit pas de transmettre des savoirs face à des élèves passif·ves, mais d’« éveiller », et, en proposant certaines activités, de créer une relation pédagogique favorable aux apprentissages. L’enfant est placé·e devant un milieu vivant (végétaux et animaux), la classe devient un atelier de travail aux multiples activités mais aussi un lieu d’ouverture vers l’extérieur où les observations se multiplient à travers les visites de monuments ou d’entreprises.

L’école, c’est quand il pleut

La pédagogie Decroly apparait aussi très actuelle dans la volonté de ne pas faire de la salle de classe le lieu exclusif des apprentissages. Bouger, sortir de la classe, sont des moments d’apprentissages nécessaires. Decroly reprend les principes d’une éducation intégrale, dans l’objectif d’un développement harmonieux de l’enfant passant par l’éveil de ses capacités intellectuelles, corporelles et affectives. L’école dehors n’est pas née avec la crise sanitaire actuelle mais bien dans les principes et les pratiques de pédagogues d’éducation nouvelle comme Decroly ou Élise et Célestin Freinet.

Un projet pédagogique humaniste et émancipateur

Le projet pédagogique d’Ovide Decroly s’inscrit dans une critique radicale du système éducatif traditionnel. Dès 1904, les premiers textes de Decroly dénoncent l’archaïsme et l’immobilisme de l’enseignement classique. Son projet éducatif s’appuie sur la conviction de l’urgence à agir dans une société en profonde mutation. Decroly observe les nombreuses conséquences de la révolution industrielle sur la société belge, la rapidité des transformations, le poids des questions économiques, l’interdépendance accrue des économies, mais surtout les inégalités sociales exacerbées par cette industrialisation rapide et brutale de la Belgique du XIXe siècle et du début du XXe siècle.
Franc-maçon engagé et actif, il prône une laïcisation de l’enseignement mais aussi une égalité de droits et de fait entre les filles et les garçons au sein d’écoles mixtes.
Il souligne le rôle social de l’école et la nécessité de s’occuper des « déclassé·es ». Il plaide pour une prise en compte de l’enfance la plus fragile. Ovide Decroly prône une éducation qui doit prendre en compte l’ensemble des enfants, quelle que soit leur origine sociale. Il propose une réelle alternative au système en place par la définition d’une école pour tou·tes dont le but explicite serait le bonheur des enfants par leur épanouissement. Sa pédagogie, tout en soulignant la singularité de chaque enfant et le respect de son rythme et de ses besoins, insiste sur la nécessité de le définir aussi comme un être social, « un citoyen, c’est-à-dire un individu non isolé, mais conscient du bénéfice qu’il tire de l’association humaine et des devoirs qui lui incombent, de la nécessité qu’il y a à ce qu’il s’intéresse à la marche des affaires publiques, et au rôle qu’il a à y jouer ».

La pédagogie Decroly propose donc une réforme de l’école et la société sur la base des besoins essentiels des enfants pour proposer une éducation intégrale pour l’émancipation individuelle et collective de chacun. Courant pédagogique toujours vivant, la pédagogie Decroly se retrouve dans une dizaine d’écoles du premier et du second degré en Belgique mais également depuis 1945 à Saint-Mandé dans l’école-collège publique de Saint-Mandé ou depuis 1958 dans l’école primaire Decroly de Barcelone.

Références

– L’ensemble de citations sont issues de l’ouvrage d’Ovide Decroly, Une pédagogie pour la vie, par la vie, Paris : Éditions Fabert, collection les pédagogues du monde entier, 2009.
– Sylvain Wagnon, Ovide Decroly, un pédagogue d’éducation nouvelle, Bruxelles : éd. Peter Lang, 2013.
« Ovide Decroly, pédagogue de génie : une école “pour la vie” », France Culture, 2 septembre 2021.